Dis Maman, pourquoi tu m'as inscrit au rugby petit ?
"Tu aimes le rugby, et ça se voit"
Pour la première fois de ma vie, j'ai décidé de parler de rugby avec ma mère qui n'y connaît rien.

L'exercice est difficile pour un enfant comme moi. Les paroles dans la famille sont toujours sous le joug de la pudeur et chacun avance comme bon lui semble, sans jamais déranger celui qui t'a vu grandir. Mais pourquoi ne pas donner la parole à ma mère, Fariza, 63 ans ? Elle est de ces mamans qui ne se sont jamais plaint de leur situation. Arrivée en France en 1993, elle a lâché ses frères, ses soeurs, ses parents et sa vie pour en offrir une bien meilleure à ses 4 enfants. Mais elle n'est pas arrivée dans n'importe quelle France, elle a atterri dans un petit village au sud de Toulouse, à quelques kilomètres de l'Ariège. Que faire pour des enfants d'immigrés dont la plupart ne parlent même pas français ? "La plupart" ne me concernent pas : 18 mois et je foule le sol français, j'ai la chance de n'avoir connu qu'une jeunesse et qu'un pays.

Quoi de mieux que de demander à une personne complètement étrangère à ce sport de m'en parler ? Une personne dont la culture n'est pas "censée" être en adéquation avec le rugby ? Quelle ne fut ma surprise lorsqu'elle a décidé de démonter tous mes clichés sur le peu de considération qu'elle avait de ce sport. Même sur le rugby, elle s'y est intéressée, discrètement. Ne cherchez pas les négations dans les phrases, elle a appris à parler français sur le tas et elle n'est pas perfectionnée encore. Mais de là vient tout son charme.

C'est quoi ton image du rugby maman ?

Dès le début, je lui explique qu'elle peut répondre ce qu'elle veut, mais comme si elle était habituée à ne pas blesser les gens, elle me répétera "dis-moi ce que je dois répondre, et si je dis une connerie ?" Je lui explique qu'il n'existe pas de conneries, et que tout ce qu'elle dira sera bon à prendre. Va-t-elle se lâcher et être moins réservée ?

Tu connais quoi du rugby ?

Je connais un peu. Toi tu as joué, ton frère il a joué. Ça fait des années que mes enfants jouent au rugby, mais surtout toi. Karim (mon frère NDLR) il a joué aussi pas mal d'années.

Comment il est arrivé au rugby ?

Il est arrivé avec un club, il a joué dans un club. Je crois que c'est monsieur Espana (professeur de sport NDLR). Ou alors il a commencé petit, au primaire. Il a fait du rugby, il a fait du tennis, du basket, du foot. Donc il a tout fait. Il a même fait de l'UNSS VTT, il gagnait tout !

Tu connais les règles ?

Je connais les règles oui, quand je regarde de temps en temps. Je connais le penalty ! Ah non, pas le penalty ! Les passes et... (elle me fait le signe du talonneur qui lance) C'est comme au foot, sauf qu'ils sont en ligne. Et quand il marque l'essai. Je connais un peu !

Je connais le basané, mais je me rappelle pas de son nom. On l'a vu plusieurs fois à Carrefour, il est grand avec les cheveux bouclés. Il est de la Guadeloupe, ou la Martinique (elle parle de Thierry Dusautoir). Je connais Leclerc ? Euh, Vincent Clerc ! Je connais Pierre Bernard puisqu'il est d'ici et je le gardais quand il était petit. Je connais les frères Lakafia, je les ai vus à la télé. J'ai un trou de mémoire… Après, je connais Chabal. Je l'ai vu à la télé, c'est un monstre !

C'est combien de points un essai ?

10 ? 9 ? 8 ? 7 ? (elle décide de me faire un décompte d'anniversaire) C'est trop compliqué, je comprends pas tout moi. Je regarde, mais je sais pas ce qu'ils font. Je suis pas trop le sport, mais c'est comme le foot. J'ai été voir mes enfants quand ils ont joué.

Avant que j'en fasse, tu connaissais ?

Bah oui, je connais, parce que Karim il a joué ! Et ton papa il suivait tout le temps le club de rugby à Montesquieu. Il allait souvent au match et il suivait l'équipe. Quand on est rentré d'Algérie, tous les dimanches ton papa il nous amenait au stade. Tu étais petit, tu t'en rappelles pas. Il amenait Karim et Salim (mon autre grand frère NDLR). Moi j'y allais de temps en temps.

Tu n'as jamais eu peur quand je me blessais ?

Alors si ! Quand j'allais vous voir au stade, je criais ! Quand ton frère rentrait avec des bleus, je lui disais "mais arrête, c'est un sport violent" et il me disait "non non non, j'arrête pas !" Et toi, quand tu as commencé à faire du rugby, tous les dimanches tu avais un pépin. C'est un sport comme un autre après tout.

Tu m'as déjà vu jouer ?

Ah oui ! Ces dernières années je n'y ai pas été, mais avant j'y allais de temps en temps. Je t'ai vu à la finale en junior et je t'ai vu souvent quand on t'amenait aux urgences à Muret (rires). Tout le temps l'épaule déboîtée, le genou et les arcades. Tu n'en as plus là. Après, c'est un peu violent. Même dans le foot, il y a un peu de violence, pas comme au rugby. Tu as encore mal à l'épaule ?

Le fait de ne pas payer la licence contrairement au foot, ça a joué dans ton choix ?

Non, c'était pareil. Tu ne payais pas la licence c'est vrai, au foot je payais et au tennis aussi. Ça pèse un peu, mais je trouvais que c'était normal pour faire rentrer de l'argent avec la licence au club. Comme pour les entrées pour le match, c'est pas exorbitant.

Et pour les parents comme toi, sans trop de revenus ?

À l'époque, il n'y avait que ton papa qui travaillait et moi j'ai travaillé 2 ans après mon arrivée. C'était un peu juste c'est vrai, mais bon, ton papa il faisait tout pour que vous fassiez du sport.

Je ne sais pas combien de paires de crampons j'ai acheté (rires). Des shorts, des chaussettes, des maillots, tout ! Et je faisais des gâteaux, je faisais des crêpes, des couscous, etc, pour le rugby.

Papa allait voir les matchs ?

Ah oui, il avait tous ses copains qui jouaient. Ici c'est rugby, tout le monde joue. C'est pas foot. Il allait tous les dimanches faire la troisième mi-temps. Moi j'étais à la maison avec tes frères et ta sœur et lui il allait à la 3e. Et oui, il avait le droit, c'était le seul moment où il se défoulait. Toute la semaine il travaillait, fallait qu'il se défoule un peu aussi.

Tu penses que le rugby nous a aidés ?

Oui, c'était aussi important que vous travailliez bien à l'école aussi. On a tout fait pour que vous travailliez bien à l'école. Tous les moyens qu'on avait, on les mettait pour vous, donc aussi dans le sport. On a fait en sorte que vous ne manquiez de rien. Le rugby vous a aidés oui. Quand on est arrivé, 15 jours après vous alliez à l'école. Toi tu étais petit, mais la maternelle ils n'ont pas voulu te prendre parce que tu n'avais pas encore l'âge. Ton frère Salim a beaucoup pleuré parce qu'il parlait pas français. Quand on est allé le chercher, monsieur Pons (professeur de sport de l'élémentaire NDLR), nous a dit qu'il avait beaucoup pleuré. On a essayé tous les jours de le rassurer. Karim s'est de suite fait des copains. Au bout de 2-3 mois, je vous ai envoyé en colonie et Karim au rugby. C'est grâce à son ami Mathieu qu'il a commencé à parler français et qu'il est allé au rugby. Déjà, quand Karim a commencé à faire du rugby, il était tellement excité que quand on allait le chercher, il voulait pas rentrer à la fin de l'entraînement ! Après, quand il a commencé à mieux parler français, il rentrait un peu tout seul avec les copains. Toi ça t'a aidé. Ça t'a forgé un caractère, ça t'a permis de t'intégrer, mais aussi de t'imposer. T'étais pas timide comme ton frère, toi non ! Je remercie le club parce qu'ils t'ont aidé.

Et professionnellement ?

Le rugby t'a aidé oui. Quand tu étais à la mairie, c'est grâce à Jean-Louis Inard ton ancien président. Il t'a beaucoup aidé, il t'a souvent accompagné et il t'a toujours proposé du travail. Et le boulot de maintenant aussi, non ? C'est grâce au rugby aussi ? Tu en fais, tu suis les matchs, tu connais les règles, les gens et tu connais plein plein de choses. Tu es bien dans ce travail, tu es épanoui, ça se voit. Je ne lis pas ce que tu fais parce que j'ai un peu de mal à lire longtemps mais des fois, Christian (mon beau-père) me lit ce que tu fais.

Une mère, un village, 4 enfants

Montesquieu-Volvestre, c'est un village de 3000 âmes au sud de Toulouse, à quelques kilomètres de l'Ariège. 3000 âmes mais pas d'individualité, parce qu'ici on dit ici que "des indispensables, il y en a plein le cimetière". La seule animation pour la jeunesse reste le club de rugby, car le service jeunesse n'attire pas forcément dans les petits villages. Trop de règles à respecter, pas assez de liberté et des activités restreintes par le budget. Alors, nous, adolescents, on se dirigeait vers le stade Jean Castet qui nous offrait un terrain de jeu infini avec seulement un ballon. Ma mère ne remerciera jamais assez le club : "Les gens qui étaient à l'époque au bureau étaient formidables. Personnellement non, mais ils vous ont aidé vous, à vous intégrer, surtout tes frères"A la question "tu penses que j'aurais été meilleur au foot ?", un moment d'hésitation avant qu'elle ne rétorque comme à son habitude, avec la logique la plus simple au monde :"De toute façon toi, tu as toujours joué au rugby. Donc tu peux pas jouer au foot". Si elle me compare souvent à mon grand frère, c'est pour mon bien. Réussite, humilité et travail, tout ce que je n'ai pas toujours été. Lorsque je lui demande si mon frère est le meilleur, voici sa réponse : "Non, enfin si. C'est quelqu'un qui n'aime pas perdre. Il était timide aussi et il travaillait bien à l'école. Il avait 7 ans quand il est arrivé et il a fait tout ce qui était possible pour apprendre. Même du rugby !"

- C'est quoi les valeurs du rugby pour toi ?
- S'intégrer, être tolérant, partager des bons moments avec les copains. C'est la simplicité. Le sport te permet de respecter les gens, ton adversaire.

L'argent n'a jamais été un frein pour la famille. Ça ne veut pas dire que mes parents avaient les poches débordantes. Lorsque que le sujet de l'argent dans le rugby arrive, elle trouve que c'est une chose normale : "Oui, mais c'est bien, non ? Un peu d'argent de poche ? Si t'es un bon joueur, c'est normal. Tu passes du temps au rugby, tu donnes beaucoup. Des fois, tu partais le dimanche très tôt pour revenir très tard". Elle ne savait pas que "rentrer tard" incluait la 3e mi-temps. En parlant de 3e, j'ai toujours pensé qu'elle n'était pas d'accord avec ce concept. Ne buvant pas d'alcool de par sa religion, elle m'a quand même surpris sur ce sujet. Notamment sur les clichés qu'elle pouvait avoir d'un rugbyman : "Je peux pas juger. Je dis qu'ils ont du mérite parce qu'ils s'entraînent tout le temps et c'est dur. Ils ont besoin de se défouler. Il y a toujours des bons côtés et des mauvais côtés. Mais peut être que certains joueurs ont la grosse tête ?"

Quand tu veux t'intégrer, il faut que tu ailles vers les gens. Si tu restes chez toi, enfermé, les gens ne viennent pas vers toi. Moi, j'ai de la chance parce qu'on est venu vers moi et surtout, vous vous êtes vite intégrés au village, du coup vous m'avez intégrés alors que vous étiez petit. 

L'Algérie et le rugby

Durant tout l'échange, qui a duré presque 2h, elle revient souvent sur son pays natal, comme une envie d'en parler. Mais le sujet reste le rugby, et les seules discussions que nous avons eues sur le rugby par le passé étaient autour de l'équipe nationale algérienne. Elle se tient au courant car d'un côté son pays, de l'autre la passion de son fils. Elle se rêve à voir un de ses enfants jouer pour "Djazaïr". Mais elle ne sait pas que mon amour de l'entraînement est équivalent à mon amour pour le navet. 

Tu as vu qu'il y avait une équipe d'Algérie ?

Oui, elle est récente. Il paraît que ça marche bien là-bas. Parce que c'est pas un pays de rugby, c'est un pays de foot. Quand je suis partie l'année dernière, j'ai vu des reportages et ça plaît beaucoup. Je crois que c'est un Français qui les entraîne. C'est bien vu, les gens, ils vont voir les matchs et il y a beaucoup de gens que je connais qui veulent inscrire leurs enfants au rugby. On connaît pas le rugby là-bas.

Tu crois que ça peut coller avec la culture ?

Bah oui ! Pourquoi ? C'est pas interdit. Il y a les filles qui jouent au foot et ça n'empêche rien du tout. C'est bien pour la jeunesse, ça défoule. Ils ont pas grand-chose à faire là-bas, les journées sont longues.

Son fils, sa bataille

Viennent les questions sur moi. C'est ma mère, elle ne connaît le rugby qu'à travers moi. Lorsque je lui demande quel poste je joue, elle me sortira tous les numéros. Sauf le bon : "10 ? 9 ? 6 ? 3 ? 5 ? 11 ?". Une sorte de compte à rebours avec l'accent du pays. Je pensais qu'elle ne venait jamais me voir jouer. Mais en discutant, j'ai appris que par le passé, elle se dressait derrière les talenquères. Mais quel joueur de rugby, hormis Imanol Harinordoquy, regarde dans les tribunes durant un match ?

- Tu sais dans quel club j'ai joué ?
- Mais tu as joué à Montesquieu ?
- Oui, mais ailleurs ?
- En réserve ?
- Non, ailleurs !
- Ah oui, à Tarbes ! Tu t'entraînais à Tarbes ?
- (Rires) Mais n'importe quoi !
- C'était Toulouse alors ?
- Toujours pas… C'est Albi !"

Tu aurais aimé que je sois pro ?

Je sais pas pourquoi tu as arrêté ? Parce que c'était difficile ? C'était loin ? J'aurais aimé oui, mais c'est un travail de plusieurs années. J'aurais été contente, mais on sait jamais ? Peut-être d'ici 2 ou 3 ans, tu peux passer professionnel ? Ça dépend de toi non ? J'aurais aimé que tu passes à la télé, je serai fier de toi. "Je pourrai dire mon fils passe à la télé". Si tu vises plus loin, pourquoi pas ?

Tu as déjà entendu parler de moi en mal après un match de rugby ?

Quand je vais travailler, les gens me disent qu'hier tu as été super et que tu as couru vite. Que tu as marqué des essais. Moi je dis que c'est bien. Donc tu es rapide ? Même quand tu joues, ton beau-père rentre et me dit que tu as marqué, que tu as bien joué. Et des fois il me dit "il n'a pas bien joué parce qu'il était fatigué, s'il avait marqué, on aurait gagné".

- Il dit ça parce que peut être que tu étais fatigué, que tu étais pas en forme. Moi je lui dis que tu étais peut-être sorti la veille. Mais il faut pas sortir la veille, quand tu as un match il faut rester à la maison, il faut dormir.
- Oui, mais c'est nul…
- Oussama ! (elle tape sur la table) Tu peux pas être et avoir ! Tu peux pas jouer et faire la fête. Quand on a un match, il faut se reposer.
- (Rires) Mais oui, mais je sais… Mais je profite pas de mon week-end !
- Et oui et oui ! Mais on sort pas, si tu veux te reposer, on se repose après. Ton week-end, tu le gâches pas.

Mais alors maman, comment je suis arrivé au rugby ?

"Parce que tu as vu les autres faire et tu y es allé. Depuis, tu as pas arrêté. Ton beau-père aussi t'a souvent amené. Lui, il a le rugby dans le sang. Avec vous, on mange rugby et on dort rugby à la maison". Elle est persuadée que j'aime le rugby et que j'aime le pratiquer plus que tout. Elle ne sait pas que mes amis me tiennent encore, mais pour combien de temps ? Elle sait que ces dernières années, ce n'est plus la même passion qu'à mes 18 ans : "Si tu n'aimes pas alors tu n'en fais pas. Mais là, tu en fais. Si on fait les choses pour les autres, ça n'a pas de sens." Après 45 minutes de discussions, elle me dévoile enfin comment je suis arrivé sur un terrain de rugby :

C'est toi qui voulais faire du rugby. Dès que tu étais à la maternelle et au CP, tu nous as dit "Moi, je fais du rugby !" On t'a demandé pourquoi tu veux pas faire du foot ? Et tu voulais absolument faire du rugby. Alors on t'a acheté un sac à dos, des crampons, on nous a prêté des shorts et des t-shirts après. Peut-être que tes copains t'ont influencé vu qu'ils faisaient du rugby. Tu aimais le rugby et tu l'aimes encore je crois. Et j'ai vu l'évolution sur ton corps et ton mental, ça t'a forgé. T'es un adulte fort maintenant, non ?

Maintenant, je peux le dire : merci maman de m'avoir mis au rugby.

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Perso j'ai trouvé le rugby très anecdotique dans cet article, cela aurait pu parler de curling que ça n'aurait rien changé. J'y ai vu un article sur le rôle du sport dans la construction des gamins surtout un très bel hommage à ta maman et à ce qu'elle a fait pour vous. On sent bien qu'en effet elle ne comprend pas trop le rugby (mais paradoxalement elle connait Pierre-Gilles Lakafia, ce qui n'est pas donné à tout le monde) et ce que vous y faites, mais que pourtant elle y accorde beaucoup d'importance pour ce que cela a apporté et continue d'apporter à ses enfants.
C'est très touchant et très fin : très personnel tout en étant terriblement universel, très pudique tout en étant incroyablement personnel.

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