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Chaque dimanche, on s'invente des histoires pour quelques morceaux de bravoure
C'est l'histoire d'un plaquage...
Chaque fois c'est la même chose : on l'imagine plus puissant, plus rapide, plus méchant que nous, le gonze d'en face.

Je l'avais déshabillé du regard. De haut en bas, comme on estime du bétail. Il était grand, véloce, élancé. Chaque fois c'est la même chose : on l'imagine plus puissant, plus rapide, plus méchant que nous, le gonze d'en face. On se surprend à vouloir lui ressembler à ce 13 qui nous renvoie avec un sourire arrogant les yeux noirs qu'on vient de lui lancer. Avant que son demi d'ouverture n'ait libéré d'un coup de pied salvateur dirigé vers le ciel ces trente corps crispés par l'adrénaline, il semblait se jouer de moi l'insolent, osant échanger avec son coéquipier quelques mots futiles paraphés d'une joyeuse accolade. Il s'était chauffé les épaules avec nonchalance, observant brièvement la tribune comme pour évaluer la portée de ses futurs exploits. Il se tenait là, à dix mètres de moi, de l'autre côté de la ligne du milieu de terrain, mon adversaire du jour. Pendant quatre-vingts minutes, il allait être l'homme le plus important de ma vie. Et je le détestais déjà.

Quand la passe de son demi d'ouverture a sauté le premier centre, j'ai su qu'il était pour moi. Dès sa prise de balle, je capte son regard. Je suis là, je suis prêt. Il poursuit sa course vers moi, ne lève pas la tête, se perd dans mes yeux. Il ne fera pas de passe, il ne m'évitera pas. J'aime ce moment qui ne laisse plus de place au doute. Il vient me défier et je suis sur mes appuis. Je vois ses grands cuissots se rapprocher, inexorablement. J'ai une montée de testostérone qui me parcourt le corps. Je vais le désosser. Je me baisse sans même m'en rendre compte, les yeux rivés sur son bassin. Et j'ai l'épaule droite qui me démange.

Boum. L'impact est une libération. Je le ressens dans mes veines, ça me rend fou, comme une dose de métamphétamine. Je l'ai stoppé net. Mes bras s'accrochent autour de ses jambes et je sens son poids monter sur mon épaule. Ca y est, il m'appartient. Il n'y a rien de plus beau que cet instant de toute-puissance animale où il ne reste qu'à savourer sa proie. "Reste-là mon pote, n'essaie pas de te débattre, tu as perdu. Tu vas être mon faire-valoir", ai-je envie de lui chuchoter. Car le reste n'est que spectacle. Et gourmandise. C'est la jouissance égoïste d'un jeune homme en quête de quelques secondes de gloire.

Je le serre contre moi comme un gosse serre son polochon. C'est mon trophée, je veux le montrer à tout le monde. Je pousse sur mes jambes pour le ramener sur ses propres pas. "Je te dépose où ?" devrais-je lui demander, triomphant, lui qui a eu la prétention de me marcher dessus. J'essaie de retarder sa chute, de l'emmener le plus loin possible. Je peux sentir mes potes suivre le convoi, galvanisés par le choc. Je ne sais pas s'il a encore le ballon dans les mains, mais je dois achever mon œuvre. Boum. Deuxième impact. C'est son dos qui touche le sol en premier, puis sa tête ricoche sur le gazon. J'ai la sensation de l'avoir enfoncé six pieds sous terre. Le bruit sourd que j'entends me parvenir de la tribune résonne en moi comme un poème épique. Je me relève avec une sérénité feinte, sans un regard pour ma friandise non-consentante. Dans quelques minutes, peut-être sera-ce son tour de me déguster.

Je reprends ma place dans la ligne, salivant tel un ogre jamais rassasié. Je suis dans le match. Plus tard, quand le coup de sifflet final fera les hommes se connaître après s'être rencontrés, le grand insolent m'interpellera entre deux gorgées de bière. "Beau plaquage" me dira-t-il, complice, dissimulant un sourire malicieux. Je comprendrai qu'il est comme moi ce 13 à qui je me surprenais à vouloir ressembler. Mais chaque dimanche, on s'invente des histoires pour quelques morceaux de bravoure.

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Magnifique. Tellement prenant. ça me rappelle un plaquage une fois face à un type qu'on appelait La Bûche, carré comme ça. Il me court dessus, tout droit, je me baisse, me prépare au choc, je pensais passer dans la lessiveuse et me suis surpris à rester sur mes appuis et arrêter le type, le choc me fait me relever, je le prends haut au ballon et le conduis en touche. Je retiens la fierté de faire honneur aux coéquipiers qui viennent te féliciter.

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